Lundi 8 février, Paradise Bay – Dorian Cove
La nuit s’est passée sans encombre et nous levons l’ancre vers neuf heures et demi. Les militaires chiliens viennent en annexe nous dire au revoir et nous donnent des informations sur l’état des glaces. Le canal de Lemaire, que nous étions censés emprunter aujourd’hui, est gelé. Nous allons donc revoir nos plans et virer sur Dorian Cove au lieu de l’île Booth.
Le temps est bas en début de navigation, mais les nuages se lèvent petit à petit, laissant apparaître des montagnes à l’horizon.
Comme il n’y a pas de vent, nous naviguons au moteur, et qui dit moteur dit eau chaude. Nous en profitons pour prendre une courte mais bonne douche (nous avons droit à deux litres par personne), qu’est-ce qu’on se sent bien après cela !
Après cinq heures de navigation, nous approchons de notre but. Nous zigzaguons entre les glaçons où des phoques et des éléphants de mer font leur sieste. Nous nous approchons avec le voilier, mais la plupart ne bronche pas. Elle est pas belle la vie ?
La baie est entourée de hautes montagnes d’un blanc immaculé, les rayons du soleil jouent à cache-cache avec les nuages, des morceaux de ciel bleu apparaissent par endroit et se reflètent dans la mer calme. L’endroit est féérique.
Le capitaine a repéré une petite crique, appelée Dorian Cove, qui se trouve un peu plus au nord de Port Locroy. Le problème est d’y entrer : nous devons pénétrer par une passe avec une faible profondeur d’eau. Greg et Didier partent en annexe pour sonder le fond. Vénus a un tirant d’eau de 2.86 mètres et le fond est à 2.80 mètres. Nous mouillons donc à l’extérieur de la crique et attendons que la marée monte pour y entrer.
C’est sans doute le plus beau mouillage que nous ayons fait en Antarctique. Une colonie de manchots papous est installée sur les rochers, des phoques nagent tranquillement (l’un d’eux a d’ailleurs failli faire un frontal avec l’annexe !) et la vue panoramique sur les montagnes est splendide.
Nous nous amarrons avec plusieurs bouts (nom marin de corde) afin d’être tranquilles pour la nuit, nous n’aurons normalement pas de quart de mouillage.
Nous ne résistons pas à l’envie d’une balade à terre pour découvrir la colonie de manchots. Comme il y a encore beaucoup de neige, les manchots ont fait leur nid sur les roches et des « autoroutes » relient les différents lieux. Ils marchent les deux ailes en arrière ou glissent sur le ventre pour se déplacer plus rapidement.
Les nids sont faits de petits cailloux empilés et les adultes veillent à réchauffer les oisillons. Les deux parents sont impliqués dans l’éducation des petits, pour les nourrir et les protéger des prédateurs.
Nous restons un long moment à s’observer mutuellement. Les manchots ne sont souvent pas farouches et s’approchent pour nous regarder de plus près avant de retourner à leurs occupations.
Nous passons une agréable soirée sur Vénus et jouons au « Time’s up » après le souper, fou rire garanti ! Vers 23 heures, le vent se lève et il commence à pleuvoir. Rien de tout cela n’était prévu dans la météo et il faut rajouter des bouts pour être sûr que le bateau ne bougera pas cette nuit. Après quoi, dodo…
Mardi 9 février, Dorian Cove
Nuit sans quart de mouillage et grasse matinée officielle, qu’est-ce que cela fait du bien ! Il y a toujours du vent, mais celui-ci a baissé un peu. Nous pouvons espérer une éclaircie durant l’après-midi, nous ne nous pressons donc pas pour sortir le matin.
Le temps se lève vers 15 heures et nous débarquons en annexe pour une petite marche au-dessus de la baie. Nous poussons jusque de l’autre côté de la colline où nous pouvons voir Port Locroy, une ancienne station de recherche britannique devenue « musée », que nous irons visiter demain.
La neige n’est pas au top pour des glissades, nous tentons donc les roulés-boulés; nous avons l’impression de retomber en enfance ! Nous allons ensuite visiter les cabanes au bord de la baie. L’une est argentine et est fermée, l’autre est britannique et est ouverte. Nous faisons un saut dans le temps en entrant dans le refuge de Damoy Hut, qui a été utilisé de 1975 à 1993 par des scientifiques anglais. Tout est à sa place, la cuisine, les provisions, les outils, les dortoirs… Difficile de s’imaginer vivre des semaines, voire des mois ici, même si la température à l’intérieur est étonnamment douce.
Nous reprenons l’annexe pour traverser la baie et revoir encore une fois les manchots; impossible de s’en lasser !
Nous passons à nouveau une soirée forte sympathique entre jeux et discussions plus ou moins sérieuses…
Mercredi 10 février, Dorian Cove – Port Locroy – Archipel de Melchior
Départ de Dorian Cove à huit heures et demi, il nous faut profiter de la marée haute pour repasser la passe, sous peine de nous retrouver coincés ici jusqu’à la prochaine marée montante.
Le capitaine a repris les prévisions météo et cela ne s’annonce pas très bien, de grosses dépressions vont s’enchaîner durant plus d’une semaine, risquant de nous bloquer longtemps en Antarctique, sans possibilité ni de remonter le Drake, ni de nous balader d’île en île. Il prend donc la décision de partir dès demain pour le Drake… Nous sommes aimerions restés encore, mais la perspective de nous retrouver sur une mer déchaînée pour le retour ne nous enchante pas. C’est donc notre dernière journée sur le continent blanc et nous comptons bien en profiter !
Nous appelons Port Locroy (situé à deux miles de là) à la radio, qui nous annonce qu’ils sont fermés pour maintenance… Après un bref échange, ils acceptent de nous recevoir durant l’un de leurs rares jours de congé, sympa !
La base a été construite durant la seconde guerre mondiale et occupée premièrement par des militaires, avant d’être transformée en station de recherche spécialisée sur l’étude de l’atmosphère. Elle a été occupée jusqu’en 1962 puis réhabilitée en musée chaque été depuis 1996, comme témoignage du passé. Quatre mois par année, quatre jeunes femmes, de professions très différentes, viennent s’occuper du musée et accueillir les bateaux, petits ou très grands, qui s’y arrêtent.
Nous découvrons un endroit restauré, comme si rien n’avait bougé depuis le départ des derniers scientifiques. La base est nettement plus grande que le refuge de Damoy Hut, avec plusieurs bâtiments et des explications sur les différentes pièces et objets qui s’y trouvent. Il y a également une boutique souvenir et même une boîte aux lettres (compter plusieurs mois avant la réception) !
Une colonie de manchots papous s’est installée à l’extérieur des bâtiments. Ils ont tellement l’habitude de touristes qu’ils ne bronchent même pas lorsque nous les enjambons ! Les petits sont ici un peu plus grands que ceux de Dorian Cove et dorment souvent par deux ou trois sur les rochers.
Le temps s’est levé pendant que nous étions au musée et c’est dans un décor féérique et sous le soleil qui nous entamons le chemin pour l’Archipel de Melchior, d’où nous repartirons demain.
Cela fait environ une heure que nous naviguons au moteur lorsque Emma détecte une odeur de diesel dans le bateau… C’est le branle-bas de combat, il y a une fuite assez importante au niveau de l’injecteur qu’il faut absolument réparer avant d’entamer le Drake. Heureusement, Didier, Christophe et Patrick parviennent à localiser et régler le problème assez rapidement, nous pouvons donc continuer notre chemin dans le canal de Gerlache, puis dans celui de Neumayer jusqu’à l’archipel de Melchior.
Nous retournons au premier mouillage, dans une petite crique de l’île Omega. Cette fois-ci, nous voyons beaucoup plus d’animaux que la première fois : des phoques crabiers sur leur glaçon, des otaries à fourrure antarctique sur la berge, de manchots papous qui grimpent dans la neige et même un redoutable léopard de mer.
Nous jetons l’ancre, puis Didier part sur la petite annexe à rame pour accrocher les bouts à terre. Nous sentons une petite tension dans l’air, car les léopards de mer sont réputés pour croquer dans les annexes… Il va falloir faire vite avant que celui rencontré un peu plus tôt ne se réveille de sa sieste.
Tout le monde va se coucher rapidement après le souper, le départ est prévu pour le milieu de la nuit.
Jeudi 11 février, Archipel de Melchior – Passage du Drake
Le réveil sonne à quatre heures, nous préparons le bateau pour le Drake puis prenons la mer dès que la luminosité est suffisante. Le risque est que nous foncions dans un iceberg ou un gros glaçon…
Greg a décidé de tenter un autre médicament contre le mal de mer, le Stugeron. Anouk reste quand a elle aux patchs de scopolamine. Nous rencontrons très vite de la houle et nos médicaments ne font pas encore effet, du coup, retour en cabine pour s’allonger et attendre que cela passe… Anouk doit encore faire son lit et enfiler une housse à sa couette avant de pouvoir dormir… Record de lenteur battu, il lui aura fallu près de 45 minutes avant de parvenir à s’installer !
Le rythme reprend comme à l’allée, avec les quarts de deux heures et la sieste le reste du temps. La mer se calme un peu durant l’après-midi, c’est plus confortable. Greg est en quart avec Emma lorsque celle-ci crie « Oh mon Dieu » ! Tout le monde accourt, pensant déjà à la catastrophe, alors que la chose incroyable était une baleine à bosse qui a frôlé le bateau, la nageoire hors de l’eau, comme si elle nous disait au revoir ! C’est la dernière que nous verrons, l’Antarctique est cette fois-ci vraiment dernière nous.
Vendredi 12 février, Passage du Drake
Journée tranquille à bord de Vénus. Le vent est tombé, nous naviguons principalement au moteur et les vagues se font plus plates et plus lentes. On en viendrait presque à dire que c’est confortable ! D’ailleurs Greg est opérationnel et parvient à se déplacer sans son Tupperware, c’est peu dire !
Nous apercevons au loin notre dernier iceberg, un énorme tabulaire. Certains mesurent plus de trente kilomètres de long et dérivent durant des années. La plupart reste dans la région antarctique, mais il est déjà arrivé qu’ils remontent beaucoup plus haut. Le record revient à un iceberg qui est remonté jusqu’à hauteur de Buenos Aires avant de redescendre en Antarctique ! Sacré périple !
Le passage du Drake donne l’impression de franchir un portail spatio-temporel qui permet d’atteindre une autre planète, l’Antarctique.
Samedi 13 février, Passage du Drake
Troisième jour sur le Drake, nous naviguons alternativement au moteur et à la voile, le vent étant un peu capricieux. La température remonte petit à petit, ce qui adoucit nos quarts. Le temps semble s’écouler au ralenti, nous ne voyons que l’océan tout autour de nous. A force de scruter l’horizon à la recherche d’un hypothétique glaçon égaré ou d’un gros bateau, notre imagination nous joue des tours et nous avons l’impression d’en apercevoir un peu partout…
Le capitaine nous annonce régulièrement notre progression, ce matin, il ne nous reste plus que 280 miles sur les 521, nous avançons lentement mais sûrement.
Le temps est très changeant, nous avons tantôt de la neige, de la pluie, du soleil. Heureusement, nous pouvons faire nos quarts depuis la capote, bien à l’abri. A l’intérieur, la vie suit son cours. Entre les quarts, la plupart dort ou du moins reste couché.
Les albatros se font à nouveau plus présent, ils virevoltent avec aisance le long de Vénus, frôlant les vagues qui forcissent depuis la fin d’après-midi.
Dimanche 14 février, Passage du Drake
Les quarts de nuit sont les plus difficiles. Il faut quitter sa couette bien chaude pour mettre toutes nos couches puis grimper sur le pont, au froid. Deux heures à attendre sous la capote, en scrutant désespérément la mer noire dans la quête d’un bateau que nous ne verrons jamais… La nuit réserve cependant quelques surprises. Des algues microscopiques ont la capacité d’être bioluminescente et scintillent dans l’eau, telles des étoiles, lorsque nous passons avec le voilier.
La nuit semblait bien calme, environ quinze nœuds de vent (env. 26 km/h) pour une vitesse de 8 nœuds (env. 14 km/h), nous filons toutes voiles dehors en direction du Cap Horn, distant encore de 120 miles. Soudain, en quelques minutes, le vent se lève, avec des rafales à 35 nœuds. Le bateau fait des pointes de vitesse à 10.2 nœuds, les voiles claquent, le bateau tangue de plus en plus fort, la pluie se met à tomber… Il va falloir adapter les voiles et vite. Emma passe à l’avant, Christophe est à l’arrière, Anouk et Didier sous le cockpit, les ordres fusent, les lampes torches virevoltent dans la nuit noire à la recherche du bon bout, du winch ou de la manivelle.
La manœuvre terminée, le vent se calme à nouveau et le stress retombe. C’est sans doute un moment habituel pour un marin, mais pour quelqu’un qui n’est pas du milieu, c’est impressionnant.
La matinée s’écoule sans autre difficulté, nous avançons à un bon rythme et devrions arriver au cap Horn avant la nuit. Vers 15 heures, alors que Greg fait son quart, une ombre se dessine à l’horizon. Un triangle gris dans le ciel, c’est l’île du Cap Horn ! Tout le monde monte sur le pont pour le voir… On y est presque !
Nous voilà enfin avec un repère dans cette immensité bleue, nous reprenons pied dans le temps. Le Cap se rapproche, d’autres îles des archipels Wallaston et Hermite apparaissent à l’horizon et se dessinent de plus en plus clairement.
Les îles sont étonnamment vertes, une couleur que nous n’avons pas vue ces dernières semaines. Nous passons entre deux îles avant d’arriver dans notre mouillage, la caleta Maxwell.
Un bateau de pêcheurs est déjà là. Ces hommes partent plusieurs mois sur leur bateau en bois pour pêcher de la centolla (King Crab) ou de la Lula, une algue aux vertus multiples destinée au marché japonais. Ils sont ravitaillés par un bateau-mère une fois par semaine, souvent leur seul lien avec le monde extérieur.
L’ancre est jeté, les bouts sont tirés, nous voici officiellement de retour en Patagonie. Le bateau s’est arrêté de tanguer, mais nous avons le « mal de terre », c’est-à-dire que nous avons toujours l’impression d’être en mouvement. Cela passera dans les heures qui suivent…
Nous fêtons notre arrivée avec un bon souper et une coupe de champagne, puis tout le monde va se coucher pour une nuit de sommeil bien méritée.